Comment articuler les articulations structurelles globales du capitalisme et leurs traductions à l’échelle de la vie quotidienne (le capitalisme intime) ?
En adoptant la perspective du consommateur individuel, il paraît relativement facile de montrer comment la vie quotidienne dépend des échanges sur le marché global. On peut, à partir de n’importe quel objet* du quotidien, retracer, au moins en partie, mais de manière suffisamment suggestive, la généalogie (extraction, production, diffusion) qui aboutit à la consommation in fine, ou la livraison « just in time » – ce qu’on peut appeler en radicalisant le concept : the « supply chain » (la chaîne d’approvisionnement).
Notons tout de même que cette reconstitution de la “biographie” des objets, qui consiste une succession de transformation matérielles, ne peut être, comme je le suggérais, que partielle. Pour être en mesure de dresser la carte détaillée et exhaustive du travail (au sens des métamorphoses matérielles) qui ont abouti à cet objet-là qui “arrive” dans notre environnement quotidien, il faudrait disposer d’une vision quasi-divine. Les ramifications généalogiques des métamorphoses des objets se perdent à un moment ou à un autre dans l’obscurité (bien souvent des marchés ou des unités de production qui relèvent de l’économie informelle, voire de transactions illégales, de vols, de spoliations, d’extraction qui se déroulent « sous les radars »). Les étiquettes censées renseigner sur la “provenance” des objets dans les rayons des supermarchés ne divulguent que des informations superficielles. Elles ne disent rien par exemple des systèmes d’exploitation des travailleurs et travailleuses à différents endroits de la chaîne d’extraction, de production ou de la militarisation des couloirs de transport. Et des impacts environnementaux réels et des effets toxiques à court, moyen et long terme que subiront des êtres vivants fort éloignés géographiquement, la plupart du temps, des consommateurs finaux.
Se pose ici un problème majeur : il est impossible d’universaliser l’expérience du consommateur – pour le dire autrement, la multiplicité des conditions historiques et géographiques particulières rendent suspectes d’emblée toute référence à un « consommateur lambda universel », celui qu’on évoque paresseusement par un « nous » (inévitablement ethnocentré). Pas seulement parce que les capacités de consommation varient de manière dramatique d’un groupe humain à un autre (des plus riches aux plus pauvres), mais aussi parce que leur position respective dans la structure de la chaîne d’approvisionnement diffère de manière tout aussi spectaculaire : la prospérité des uns repose sur l’exploitation des autres. Le confort du consommateur aisé dépend de l’extraction violente des forces vitales des subalternes (Marx parlait de « siphonner » la force vitale des travailleurs – la dimension vampirique du capitalisme. On pense au livre récent de Nancy Fraser : Cannibal Capitalism: How Our System Is Devouring Democracy, Care, and the Planet—and What We Can Do About It). Cette dépendance doit être comprise non pas comme une fatalité regrettable (qui serait à mettre au compte de la “naturalité” des inégalités), mais bien comme une relation de causalité. Des populations **doivent** être exploitées et leurs environnements intoxiqués pour qu’à l’autre bout de la chaîne d’approvisionnement, les consommateurs puissent jouir d’une multitude d’objets (livrés just-in-time et disponibles à des prix extraordinairement bas). Ce système de production des inégalités est consubstantiel à celui de production des marchandises, et il ne peut fonctionner en l’état (de manière globale ou planétaire) que dans une économie capitaliste – dans laquelle le capitaliste extrait au fur et à mesure de la chaîne d’approvisionnement de la survaleur. L’économie mondiale, arrimée depuis au moins deux siècles, si ce n’est plus, à l’exploitation coloniale et néocoloniale (selon une structure raciale et genrée), se déploie pour un monde de consommateurs blancs aisés vivant dans les pays les plus riches. la finalité du système économique du capitalisme global vise à garantir et renforcer leur prospérité.
La fiction d’un consommateur moyen entouré d’objets dont on suppose qu’ils sont présents dans l’expérience quotidienne de la plupart des habitants de la terre, ne résiste donc guère à l’épreuve des conditions réelles historiques et géographiques. Cette difficulté fait penser à celle que pose la fiction de voile d’ignorance de John Rawls.
C’est ce qui rend l’article ci-dessous à la fois si intéressant, et si “naïf” (et tout aussi horripilant).
(Vous pouvez boycotter autant que vous voudrez les produits “américains”, ce qui, comme l’explique l’auteur, n’est pas une mince affaire, vous ne gagnerez pas grand chose, en tant que consommateur, en terme d’éthique ou de morale, ou du point de vue de la justice 
https://next.ink/173798/boycotter-la-tech-americaine-cest-theoriquement-possible-mais-ca-ne-va-pas-être-simple/